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— C’est à elle, affirma Niall, le visage figé, tendu, détournant les yeux du petit objet de bronze, je le reconnais, même si ce n’est pas moi qui l’ai fabriqué. Il vient de la ceinture qu’elle a emportée le matin où frère Eluric est mort. J’ai remplacé la boucle pour l’assortir à ce motif et aux rosettes au-dessus des trous. Je le reconnaîtrais entre mille. Où l’avez-vous trouvé ?
— Sous la première arche du pont ; on y avait tiré un bateau à sec pour le cacher.
— On voulait donc l’emmener ! Et ça, c’était enfoncé dans la boue, si je ne me trompe ? Regardez, quand on a fixé cette pièce, on l’a rivetée dans le cuir, elle ne se serait pas détachée facilement, même après des années et même si l’usage avait amolli et aminci le cuir peut-être un peu fatigué d’avoir été souvent manipulé. Il a fallu se donner du mal pour la détacher.
— Et bousculer un peu sa propriétaire, renchérit Cadfael à regret. Je ne pouvais pas en être sûr, j’ai à peine vu cette ceinture quand elle l’a prise entre ses mains ce jour-là. Mais vous, vous ne pouviez pas vous tromper. Eh bien, maintenant je sais quelque chose. On a au moins avancé d’un pas. Et puis un bateau... ce serait le moyen le plus simple de la transporter. Pas de voisin à proximité pour poser des questions sur une cargaison aussi volumineuse, personne sur le rivage pour s’interroger sur un chaland qui passe, ça n’est pas ce qui manque sur la Severn. La ceinture d’où cette pièce provient a pu servir à lui lier les poignets.
— Comment ! On aurait osé !...
Niall essuya ses grandes mains habiles et commença délibérément à ôter et plier son tablier de cuir.
— Bon, et maintenant ? Dites-moi en quoi je peux vous être le plus utile et où aller la chercher d’abord. Je vais fermer boutique...
— Non, répliqua Cadfael, vous ne bougez pas. Mais veillez bien sur le rosier, car j’ai l’impression que la vie de l’une est liée à l’existence de l’autre. Et puis comment pourriez-vous être plus efficace que Hugh Beringar ? Il a suffisamment d’hommes et, croyez-moi, il veillera à ce qu’ils ne chôment pas. Restez ici, soyez vigilant ; je vous informerai de tout ce que je découvrirai. Votre domaine, c’est le bronze, pas les bateaux. Vous m’avez été très utile.
— Et vous, qu’allez-vous faire, à présent ? demanda Niall, les sourcils froncés, acceptant fort à contrecœur ce rôle passif.
— Allez trouver Hugh Beringar aussi vite que possible et ensuite je file chez Madog qui connaît tout ce qu’il y a à savoir sur les bateaux, depuis ses propres coracles[3] jusqu’aux péniches qui transportent les balles de laine. Rien qu’à la marque laissée dans la boue, il est capable de préciser l’embarcation dont il s’agit. Vous, restez ici, essayez de garder votre calme. Avec l’aide de Dieu, on la retrouvera.
Une fois sur le seuil il se retourna, impressionné par le poids du silence derrière lui. L’orfèvre taciturne était parfaitement immobile, fixant l’endroit invisible où Judith Perle devait lutter seule, en butte à l’esprit de lucre et à la violence. Ses bonnes œuvres se retournaient contre elle, sa générosité se transformait en arme qui menaçait sa vie. Le visage impassible de Niall ne manquait pas d’éloquence en ce moment. Et si ses grandes mains adroites, si précises avec les petits moules et creusets, pouvaient se refermer sur la gorge du mystérieux ravisseur de Judith Perle, songea Cadfael en regagnant la ville au pas de gymnastique, la justice royale pourrait sans dommage se passer de bourreau, et le procès ne coûterait pas cher au comté.
L’homme de garde à la porte de la ville dépêcha hâtivement un messager au château pour envoyer quérir Hugh dès que Cadfael, passablement hors d’haleine, l’eut informé qu’il avait besoin du shérif près du bord de l’eau. Il lui fallut toutefois un peu de temps pour le trouver et Cadfael mit à profit ce répit pour partir en quête de Madog du Bateau des Morts. Il savait en gros où le dénicher, à condition qu’il ne soit pas déjà quelque part sur le fleuve, occupé par l’un des aspects curieux de son travail très varié. Il avait une cabane à l’abri du vent sous le pont de l’ouest d’où partait la route du pays de Galles dont il était originaire. Là, il fabriquait des coracles, des bateaux de bois, s’il en avait l’occasion, péchait en saison, convoyait des passagers à la demande ou des marchandises pour de l’argent, bref tout ce qui concernait le transport par eau. Comme il était midi passé, il se trouvait que Madog prenait un peu de repos ; il dînait seul quand Cadfael arriva au pont. C’était un Gallois plus très jeune, trapu, solide, les cheveux en bataille. Il n’avait pas de famille et s’en moquait car il se suffisait à lui-même depuis son enfance, ce qui ne l’empêchait pas de bien accueillir ses amis. S’il n’avait besoin de personne, il était à la disposition de qui avait besoin de lui. Il suffisait de l’appeler pour qu’il vienne.
Hugh les avait précédés à la porte de la ville. Ils traversèrent le pont ensemble et se dirigèrent vers le bord du fleuve et l’ombre fraîche de l’arche.
— J’ai trouvé ça dans la boue, expliqua Cadfael, probablement arraché au cours d’une bagarre. Cela provient d’une ceinture appartenant à Mme Perle ; Niall lui a fabriqué une nouvelle boucle assortie aux motifs il y a quelques jours à peine. C’était le modèle qu’il avait à copier. Il connaît son affaire, ce qui ne nous laisse aucun doute. Et à cet endroit on avait disposé un bateau prêt à partir.
— Probablement un bateau volé, remarqua judicieusement Madog, observant la trace profonde dans le sol. Pour ce genre de virée, mieux vaut ne pas utiliser le sien. Comme ça, s’il attire l’attention ou si quelqu’un se pose des questions gênantes sur sa cargaison ou sur l’endroit où il se rend, rien ne le rattache à son propriétaire. Et ça s’est passé à la première heure hier ? Ah ! je me demande si la barque d’un pêcheur ou d’un batelier de la ville a rompu ses amarres. J’en connais une bonne dizaine qui auraient pu laisser cette marque. Et quand on n’en aura plus eu besoin, il n’y aura eu qu’à la laisser dériver à sa guise.
— En d’autres termes, vers l’aval, émit Hugh cessant de regarder la petite pointe de bronze dans le creux de sa paume.
— Pour ça oui, mais seulement après avoir terminé sa mission. Ce qui signifie nettement en aval par rapport à ici, si c’est de là qu’il est parti avec sa cargaison. C’était beaucoup plus facile, plus sûr aussi, que de remonter le courant. Et encore, tôt le matin, c’est faisable. Il n’y a pas beaucoup de gens dehors, mais au moment où un peut-être deux rameurs auraient contourné les murs de la ville – et ils auraient été forcés d’en passer par là –, il y aurait eu pas mal de spectateurs sur la rive et sur le fleuve. Même s’ils s’étaient éloignés de la cité, il resterait à passer Frankwell, soit encore une heure à jouer des avirons avant d’être hors de portée des curieux. En aval, une fois à l’abri des remparts et hors de vue du château, entre les champs et les bois, plus rien à craindre des citadins.
— Ça se tient, admit Hugh. Je ne prétends pas que vers l’amont ce soit impossible, mais allons d’abord au plus vraisemblable. Dieu sait qu’on a retourné toute la ville, chaque maison, chaque ruelle, tout, et il nous reste du pain sur la planche avant d’en avoir terminé. Mais apparemment personne ne l’a vue ni entendue depuis qu’elle a parlé au garde et qu’il l’a aperçue en train de traverser le pont. Et si elle est revenue, ou si on l’a ramenée en ville, ce n’est pas par cette porte. Le portier jure qu’il n’y a eu aucune charrette ni Dieu sait quoi capable de la dissimuler. D’accord, il y a des guichets par-ci par-là, qui donnent la plupart du temps sur les jardins, mais allez donc les traverser sans que la maisonnée s’aperçoive de quelque chose. Je commence à croire qu’elle n’est pas à Shrewsbury, mais j’ai disposé des hommes à toutes les entrées donnant accès à une rue, et leur ai ordonné d’entrer dans toutes les maisons, service du roi. Si tout le monde est logé à la même enseigne, il est plus difficile de grogner ou de se plaindre.
— Personne n’a protesté ? s’étonna Cadfael. Pas une fois ?
— Si, certains, mais plutôt discrètement. Non, personne ne s’est opposé ni n’a essayé de dissimuler quoi que ce soit. Et toute l’après-midi jusqu’au crépuscule, j’ai eu le cousin sur le dos qui courait comme un chien de chasse quand il a perdu sa piste. Il a pris deux ou trois de ses tisserands pour nous aider. Le contremaître, un nommé Bertred, beau garçon, fier comme un paon, nous a suivis toute la sainte journée, furetant partout. En ce moment, il accompagne un groupe de mes hommes, ils suivent la Première Enceinte du château. Ils regardent dans les cours et les jardins avant de revenir par la rivière. Tous ses gens se rongent les sangs, désespérant de la retrouver. Ce qui n’a rien d’étonnant, c’est elle qui leur fournit du travail. Il y a au moins une vingtaine de familles à dépendre d’elle. Et pas la plus petite trace ou l’ombre d’un suspect jusqu’à maintenant.
— Comment ça s’est passé avec Godfrey Fuller ? demanda Cadfael, se rappelant les rumeurs sur les soupirants de Judith.
Hugh eut un rire bref. Lui aussi se souvenait.
— Oh ! rien à signaler. Il a eu l’air presque aussi inquiet que son cousin. Il m’a donné toutes ses clés et prié d’agir à ma guise. Pas mal, non ? Je l’ai pris au mot.
— Ses clés pour les ateliers de teinture et les appentis de foulage ?
— Toutes ! En fait, je n’avais besoin d’aucune, ses ouvriers étaient au travail, tout était en pleine vue, d’une innocence parfaite. Il aurait aussi mis des hommes à ma disposition, mais il est trop près de ses sous pour laisser les métiers tourner au ralenti.
— Et William Hynde ?
— Le vieux lainier ? Il a dormi la nuit dernière avec ses bergers et ses troupeaux, s’il faut en croire son personnel. Il n’est rentré que ce matin. C’est seulement alors qu’il a appris la nouvelle. Alan y est passé hier ; la femme n’a pas bronché et l’a laissé regarder partout. J’y suis retourné ce matin et j’ai parlé avec le patron en personne. Il repart dans les collines avant la nuit. Apparemment certains de ses agneaux ont une infection des sabots. Lui et son aide ne sont revenus que pour chercher de la lotion pour les soigner. Et ça semble l’inquiéter bien plus que le sort de Mme Perle, même s’il a prétendu être désolé d’apprendre cela. A présent, je suis certain qu’elle n’est pas là et que nous devons mener l’enquête ailleurs. En aval, c’est d’accord. Si vous revenez avec nous jusqu’à la porte de la ville, vous nous procurerez un bateau, Madog, et on ira par là voir ce qui se présente.
Au milieu du fleuve, utilisant la force du courant, le batelier ne donnait çà et là qu’un petit coup d’aviron pour ne pas dévier ; toute la partie est de la ville défilait sous leurs yeux : une pente raide et verdoyante au bas du mur, quelques buissons peu élevés au bord de l’eau, ou les branches tombantes d’un saule, mais surtout de grandes prairies aux herbes montées en graine, et puis les hautes pierres grises du mur. On ne distinguait pratiquement aucun toit par-dessus la crête, à part le faîte de la tour et du clocher de Sainte-Marie et, dans le lointain, le haut de Saint-Alkmund. Il y avait trois guichets avant d’atteindre le petit canal de Sainte-Marie permettant d’accéder au fleuve depuis la cité et le château en cas de besoin, et, par places, les habitants avaient agrandi leurs jardins jusque vers l’extérieur ou utilisé le terrain, quand il n’était pas trop accidenté, pour leurs réserves de bois et autres matériaux nécessaires à leur métier. Mais ici la pente rendait les cultures difficiles, sauf aux endroits favorisés, et les meilleurs jardins étaient au sud-ouest, à l’intérieur de la grande boucle du fleuve.
Les hommes passèrent le long du mur de l’étroite cascade du canal après laquelle il y avait une autre prairie herbeuse descendant rapidement, avant que le mur de la ville ne se rapprochât de la rivière, flanquant le champ bien dégagé où les jeunes avaient coutume de disposer leurs cibles et de pratiquer le tir à l’arc lors des foires et des jours fériés À son extrémité se trouvait un dernier guichet, presque sous la première tour du château. Ensuite le sol devenait plus plat, formant une plaine entre l’eau et la grand-route qui apparaissait sous les portes de la forteresse. Ici, comme du côté gallois, la ville s’était étendue en dehors des remparts sur une courte distance, et des petites maisons serrées les unes contre les autres bordaient la route, groupées à l’ombre de la masse imposante des tours de pierre et du rideau de murailles qui enjambait le seul accès à Shrewsbury par la terre ferme.
Les prairies s’élargissaient vers l’horizon, et devenaient un tapis moutonnant de champs et de bois plein de sérénité. Tout ce qui pouvait rappeler un ensemble urbain était là, près de l’eau, les appentis, les bacs à fouler de Godfrey Fuller, et le terrain où il élargissait le drap. Un peu plus loin se dressaient les grands entrepôts de William Hynde, où ses plus belles toisons étaient emballées, n’attendant que le négociant dont la péniche les emporterait au loin, et la petite jetée où elle se rangerait pour les mettre en cale.
Des hommes s’affairaient partout autour de l’atelier de foulage et deux longueurs d’un tissu rougeâtre et lumineux séchaient sur leurs cadres. C’était la période des rouges, des bruns et des jaunes. Cadfael se retourna vers le mur du château et l’ultime guichet donnant sur la cité. Il se rappelait que Fuller habitait tout près du mur d’enceinte. Maintenant, si ce voisinage prêtait à soupçon, il en allait de même pour William Hynde, qui habitait un peu plus loin, à proximité de la croix haute. Bien commode pour tous les deux, cette porte. Fuller avait un gardien de nuit qui logeait dans l’atelier.
— Il y a peu de chances de retenir une dame prisonnière ici, soupira Hugh, résigné. Le jour ce serait impossible avec tous ces gens qui courent dans tous les sens, et la nuit l’homme qui couche ici est payé pour surveiller les biens de William Hynde. Par-dessus le marché, il a un bouledogue. Si ma mémoire est bonne, il n’y a que des bois et des prairies plus loin. Enfin, ça ne nous empêche pas de continuer.
Les berges verdoyantes défilaient de part et d’autre, empiétant sur des arbres qui surplombaient les deux rives, mais il n’y avait pas de bois touffus, de bâtiment, pas même une cabane avant au moins un demi-mile. Ils allaient abandonner et rebrousser chemin, Cadfael se préparait à remonter ses manches pour aider Madog à repartir vers l’amont quand ce dernier s’arrêta et désigna quelque chose du doigt.
— Tiens, j’avais raison ! Inutile d’aller plus loin. La chasse est finie. Voyez plutôt.
Tout près, sous la rive gauche, un courant tournant avait causé un phénomène d’érosion et dénudé les branches d’une petite aubépine (ce qui lui donnait une position penchée au-dessus du fleuve) dont les branches avaient attrapé un poisson pas banal. Le bateau était arrêté de guingois, son étrave coincée entre deux buissons d’épineux, ses avirons rentrés, et il se balançait doucement dans les hauts-fonds.
— Je le connais, celui-là, grommela Madog, qui se rapprocha et tendit la main vers le banc de nage. Il appartient à Arnaud, le poissonnier, sous la Wyle. Il l’amarre là-bas, au bas de la ville, contre le pont. Il suffisait à votre homme de ramer un instant et de le cacher. Arnaud doit être furieux à Shrewsbury et distribuer des claques à tous les gosses qu’il soupçonne. Je vais être gentil avec lui et lui ramener sa barque, avant qu’il passe la mesure. On la lui avait déjà empruntée une fois, mais là au moins on la lui avait ramenée. Eh bien, voilà, monsieur, c’est fini. Vous êtes satisfait ?
— Ah pas du tout ! se plaignit Hugh, mais je vois ce que vous voulez dire. On avait opté pour l’aval. Donc quelque part en aval à partir du pont et en amont à partir d’ici, à mon avis, on a débarqué Mme Perle et on l’a mise en lieu sûr. Un peu trop sûr à mon goût ! Car jusqu’à présent je me perds en conjectures.
S’aidant d’une corde d’amarrage qui tramait, dont le chanvre effiloché suggérait qu’elle s’était détachée toute seule, ils prirent la barque volée en remorque et se préparèrent à la difficile remontée. Cadfael s’empara d’un aviron, s’installa fermement sur le siège et s’efforça d’aller au même rythme que Madog, en dépit de son manque d’expérience. Mais quand ils arrivèrent à hauteur de l’atelier de foulage, on les héla de la rive et deux officiers de Hugh, fatigués et couverts de poussière, descendirent jusqu’au niveau de l’eau, accompagnés de trois ou quatre citadins volontaires, qui se tenaient respectueusement à quelque distance. Parmi eux Cadfael remarqua ce même Bertred, le tisserand qui, d’après Hugh, avait haute opinion de lui-même, arpentant la berge gazonnée avec la confiance d’un homme passablement content de soi. À le voir, il n’éprouvait aucune gêne d’être rentré bredouille avec les gens d’armes. Cadfael l’avait déjà remarqué travaillant avec Miles Coliar, mais il ne le connaissait que de vue. Il était tout ce qu’il y a de présentable, l’œil vif, le teint frais, bien et solidement bâti, avec ce genre de visage ouvert qui peut exprimer la sincérité... ou s’avérer très utile pour cacher un secret derrière un masque avenant.
Il y avait un rien de sagacité déplacée, sous ce regard candide et ce sourire trop facile. Or, s’ils n’avaient pas retrouvé Judith Perle au bout de deux jours ou presque, il n’y avait pas de quoi sourire.
— On a quasiment retourné chaque motte de terre sur les deux rives du fleuve depuis la ville, monsieur, déclara l’aîné des sergents en posant la main sur le plat-bord pour immobiliser le bateau. Rien, et personne ne semble savoir quoi que ce soit.
— J’en suis au même point, répondit Hugh, sauf que voici l’embarcation dans laquelle on l’a emmenée. Inutile d’aller fouiller plus avant, à moins qu’on n’ait constamment changé cette malheureuse de place, et je n’y crois pas.
— On a visité chaque maison, chaque jardin. On vous a vu descendre la rivière, monsieur, alors on est venus jeter un coup d’œil par ici, mais comme vous le constatez, tout est en ordre ; maître Fuller nous a laissés fouiller partout.
Hugh lança autour de lui un long regard où l’espoir tenait peu de place.
— Non, impossible de se déplacer discrètement par ici, en tout cas pas en plein jour, et elle a disparu très tôt le matin. Quelqu’un a-t-il été voir dans l’entrepôt de maître Hynde ?
— Oui, monsieur, hier soir. Son épouse nous a gracieusement remis les clés. J’y étais moi-même avec le seigneur Herbard. Il n’y avait que des toisons en balle, la soupente en était pleine du sol au plafond. La récolte semble avoir été bonne cette année.
— Meilleure pour eux que pour moi, soupira Hugh. J’ai au plus trois cents moutons, une misère pour lui. Bon, vous n’avez pas arrêté de la journée, autant aller vous reposer et rentrer chez vous.
Il posa prestement le pied sur le banc de nage et sauta à terre, ce qui donna au bateau un léger balancement.
— On ne gagnera rien à rester ici. Quant à moi, je vais rentrer au château. Quelqu’un aura peut-être eu de la chance. Je prendrai la porte de l’est, Madog, mais on peut vous prêter deux rameurs, si vous voulez, et vous aider à remonter le fleuve avec les deux barques. Certains de ceux qui ont participé à la battue avec nous pourraient repartir vers le pont.
Il regarda le groupe qui se tenait un peu à l’écart sans rien perdre de la discussion.
— Ça vaut mieux que de marcher, vous autres, parce que la marche vous en avez eu votre compte. Alors ? Qui se décide ?
Deux hommes s’avancèrent sans hésiter, détachèrent la corde de remorque et s’installèrent. Ils précédèrent légèrement Madog et ramèrent à une allure régulière, en gens qui s’y connaissent. Peut-être, songea Cadfael, remarquant que Bertred s’était bien gardé de se proposer, est-ce à peine plus long pour lui de regagner la porte du château que de rentrer depuis le pont après avoir remis le bateau en place. Voilà pourquoi il n’avait pas vu l’intérêt de se porter volontaire. Peut-être aussi que l’aviron n’était pas son fort. Mais cela n’expliquait pas ce sourire affable et cet air de satisfaction quand il échappa discrètement aux regards en se glissant derrière ses compagnons. Et ça n’expliquait pas non plus la dernière vision que Cadfael eut de lui en se retournant depuis le milieu du courant : l’homme s’était laissé distancer par Hugh et ses hommes, qui se dirigeaient d’un pas vif vers la cité. Il s’était arrêté un moment pour les observer qui abordaient la pente, puis il avait tourné le dos et, tranquille mais décidé, s’était engagé dans la direction opposée, vers le bois le plus proche, comme si des affaires de haute importance l’y appelaient.
Bertred ne rentra souper que quand le crépuscule commençait à tomber. Toute la maisonnée était comme folle, les habitudes étaient rompues et chacun errait telle une âme en peine sans plus respecter les horaires de travail, de repas ni les événements divers qui servent à rythmer les jours quand tout se déroule normalement. Miles allait de l’atelier à la rue une dizaine de fois par heure, il arrêtait tous les soldats qui passaient pour leur demander s’il y avait du nouveau, et la réponse était toujours négative. En deux jours il était devenu si nerveux, irritable que même sa mère, pour une fois réduite à un silence relatif, avait tendance à s’écarter de son chemin. Dans l’atelier de filage, les ouvrières perdaient le plus clair de leur temps en murmures et en questions ; dès qu’il avait le dos tourné elles allaient rejoindre les tisserands.
— Qui aurait cru que sa cousine comptait autant pour lui ? s’émerveillait Branwen, impressionnée par son air tendu, inquiet. Bien sûr, un homme s’intéresse à sa famille, mais... on pourrait penser que c’est sa fiancée qu’il a perdue et non sa cousine, tant il prend ça à cœur.
— Il se préoccuperait beaucoup moins de son Isabelle, lança une cynique parmi les tisserandes. Elle lui apporte une dot honorable et il a l’air plutôt satisfait de cette union, mais si elle casse l’hameçon, il restera suffisamment de poissons dans la mer. C’est de Mme Judith qu’il dépend, et son avenir aussi, en tout cas, c’est mon opinion. Il a toutes les raisons de s’inquiéter.
Certes il en donnait tous les signes : il se rongeait les ongles, fronçait les sourcils tant l’anxiété l’accablait. Cela dura toute la journée pour céder la place, le soir, quand on dut abandonner les recherches, à l’abattement et à une résignation muette, dans l’attente du lendemain qui permettrait de reprendre la battue. Mais lorsque le soleil se coucha, le deuxième jour, il semblait qu’on avait fouillé la ville de fond en comble, sans oublier les faubourgs, auxquels on avait au moins jeté un coup d’œil. Alors, où aller après cela ?
— Elle ne peut pas être loin, répétait énergiquement Agathe. On finira bien par la retrouver.
— Loin ou pas, gémit Miles, désolé, elle est trop bien cachée. Elle est aux mains d’un criminel, c’est évident. Et si elle était forcée de céder et de l’épouser ? Qu’est-ce qu’on deviendrait, toi et moi, si elle laissait entrer un maître ici ?
— C’est impossible, elle ne veut pas entendre parler de mariage. Non, ça je n’y crois pas. Si on la traite aussi cruellement, je pense plutôt que quand elle sera libre – et ça viendra ! – elle fera ce qu’elle envisage depuis si longtemps : elle entrera au couvent. Plus que deux jours avant l’échéance du loyer ! s’exclama Agathe. Que va-t-il se passer si elle n’est pas rentrée d’ici là ?
— Alors le contrat sera rompu et il sera temps de voir si on le reconduira, mais elle seule a le pouvoir d’en décider. Tant qu’on ne l’aura pas retrouvée, on aura les mains liées, point final. Demain, j’y retournerai moi-même, se promit Miles, exaspéré par l’échec du shérif du comté et de toute la maréchaussée.
— Mais où ? Y a-t-il un seul endroit qui aurait été laissé de côté ?
Bonne question, il fallait l’admettre. C’est cette maison où régnaient l’attente et la frustration que Bertred regagna au crépuscule. Rien dans son allure ne trahissait ses impressions sur l’échec des autorités, mais il avait l’air si doucereux et l’œil si brillant que Miles fut cassant avec lui, ce qui ne lui ressemblait guère, et il le suivit d’un long regard peu amène quand Bertred se dirigea sagement vers la cuisine. Par les belles soirées d’été, il était plus agréable d’être dehors que dans cette petite pièce sombre et enfumée, avec en plus la chaleur du foyer, même quand on l’avait tisonné ou couvert de terre jusqu’au matin, et puis les autres étaient déjà partis vaquer à leurs occupations. Seule Alison, la mère de Bertred, qui cuisinait pour la famille et les ouvriers, attendait son vagabond de fils sans dissimuler son impatience avec une marmite qui continuait à chauffer sur le feu.
— Ne te presse pas, surtout ! s’écria-t-elle, se tournant vers lui, son ustensile à la main, comme il entrait d’un pas vif et s’asseyait à sa place, à la longue table à tréteaux.
Au passage, il effleura sa joue ronde et rouge d’un baiser distrait. C’était une femme plutôt bien en chair et l’on distinguait encore les restes d’une beauté qu’elle avait transmise à son fils.
— Tu n’as pas honte de me forcer ainsi à t’attendre ? s’exclama-t-elle, posant devant lui, non sans brusquerie, un bol de bois. Je suis sûre que tu t’es couvert de gloire aujourd’hui, raconte-moi par exemple que tu as ramené notre maîtresse à la maison et que tu vas te reposer sur tes lauriers. Certains des hommes sont rentrés il y a plus de deux heures. Où as-tu traîné tout ce temps-là ?
Dans la pénombre de la cuisine, son petit sourire satisfait était à peine visible, mais le ton de sa voix trahissait la même joie soigneusement contenue. Il la prit par le bras et l’attira sur le banc, près de lui.
— Ne t’inquiète pas, ce sont mes affaires ! Il y avait quelque chose que je devais attendre et ça en valait la peine, murmura-t-il en se penchant sur elle, et sa voix baissa encore d’un ton. Mère... ça ne te plairait pas d’être plus qu’une servante dans cette maison ? Une dame, une douairière honorée ! Attends un peu, et grâce à moi ce sera la fortune pour tous les deux. Qu’as-tu à répondre à cela ?
Il ne l’impressionnait pas, mais elle l’aimait trop pour se moquer de lui.
— Toi et ta folie des grandeurs ! Et tu comptes y arriver comment ?
— Je ne peux rien te dire pour le moment, pas avant que ce soit terminé. Il n’y a pas un seul des rabatteurs à s’être démenés aujourd’hui qui en sache autant que moi. A présent je me tais et je n’ai parlé qu’à toi seule. Ah ! mère, il faudra que je sorte quand la nuit sera bien noire. Ne te mets pas en peine, je prends un risque calculé, contente-toi d’attendre, tu ne le regretteras pas. Mais, ce soir, pas un mot. À personne.
Elle s’écarta de lui, dubitative, pour mieux examiner le visage souriant, un peu moqueur, de son fils.
— Qu’est-ce que tu manigances ? Moi aussi, je suis capable de tenir ma langue, quand c’est nécessaire. Mais ne va pas te fourrer dans le pétrin. Si tu as découvert quelque chose, pourquoi l’avoir gardé pour toi ?
— Et laisser les autres tirer les marrons du feu ? Non, je te le répète, mère, je sais où je mets les pieds. Tu verras par toi-même demain, mais d’ici là, pas un mot. Jure-le !
— Tu es bien comme ton père, soupira-t-elle, et elle se détendit en souriant. Il avait toujours des grands projets. Enfin, ça ne me tuera pas de passer une nuit blanche à me demander ce que tu complotes. Je ne me suis jamais mise en travers de ton chemin. Soit, je me tairai. Promis. Seulement, sois très prudent, ajouta-t-elle, mal à l’aise, pressentant fugitivement un malheur possible, tu ne seras peut-être pas seul à mettre ton nez là où il ne faut pas.
Il rit et l’entoura impulsivement de ses bras, puis il s’enfonça en sifflant dans l’ombre de la cour.
Son lit était dans l’atelier de tissage, avec les métiers, et là il n’y avait pas de compagnon qu’il risquait d’éveiller en se levant et en enfilant ses vêtements une bonne heure après minuit. Il n’eut aucune difficulté non plus à s’éclipser en empruntant le passage étroit menant à la rue. Dans la maison, il n’y avait guère de chances qu’on le remarquât. Il avait fort bien choisi son moment. Il ne fallait pas qu’il fût trop tôt, sinon il y aurait encore du monde dans la rue, ni trop tard, ou la lune serait levée ; or l’obscurité convenait mieux à ses projets. Les ruelles étaient en effet très sombres entre les maisons et les boutiques en surplomb, cependant qu’il franchissait le dédale qui séparait le bout de la rue Maerdol et le château. La porte est de la ville formait une partie intégrante des défenses de la forteresse ; comme telle elle serait close et gardée pendant la nuit. Depuis quelques années, Shrewsbury s’était trouvée à l’abri de toute menace venant de l’orient, à l’exception d’un bref coup de main de Gallois de l’ouest qui avait troublé la paix du comté, mais Hugh Beringar préférait ne pas relâcher sa vigilance. Toutefois le guichet le plus à l’est pouvait être utilisé à tout moment. C’est seulement en cas de danger possible que tous les guichets étaient bouclés et qu’il y avait des sentinelles aux remparts. Cavaliers, chariots, charrettes de maraîchers devaient attendre l’ouverture des portes à l’aube, mais un homme seul était libre de passer n’importe quand.
Bertred connaissait le chemin de nuit comme de jour, et il savait marcher sans faire plus de bruit qu’un chat. Après le guichet, il y avait une pente herbeuse et des buissons dominant le fleuve. Il tira la porte de bois derrière lui. En contrebas, le flux de la rivière ressemblait à une tresse de rubans qui se poursuivaient en jetant des lueurs passagères dont le frémissement se devinait à peine dans l’obscurité. Le ciel légèrement voilé cachait les étoiles ; il était à peine moins sombre que les blocs de maçonnerie, la terre et les arbres dont la silhouette se dessinait sur la noirceur plus profonde de la nuit. Quand la lune se lèverait, plus d’une heure après, les cieux s’éclairciraient probablement. Il avait un peu de temps devant lui pour réfléchir sur la marche à suivre à présent. Il n’y avait pas beaucoup de vent mais il serait judicieux d’en tenir compte, car il serait malsain d’approcher dans le mauvais sens le dogue du gardien de la foulerie. Bertred se mouilla un doigt et le leva en l’air : la petite brise régulière venait du sud-ouest, de l’amont. Il lui faudrait contourner la masse du château pratiquement jusqu’au bord des jardins le long de la grand-route et avancer sous le vent, depuis l’arrière de l’entrepôt de laine.
Il avait bien observé les lieux au cours de l’après-midi, tout comme le shérif, ses sergents et les citadins qui les aidaient dans leurs recherches. Mais ils n’avaient pas comme lui eu l’occasion de s’y rendre deux ou trois fois pour prendre des toisons pour Mme Perle, ils ne s’étaient pas non plus trouvés la veille de sa disparition dans la cuisine pour entendre Branwen déclarer que sa maîtresse comptait se rendre à l’abbaye tôt le matin afin d’établir un nouveau contrat où elle donnerait sa maison sans condition. Ils n’avaient pas vu, contrairement à Bertred, Gunnar, le domestique de Hynde, finir sa bière et rempocher ses dés peu après, alors qu’il semblait compter finir la soirée sur place. Voilà donc une personne de plus, Bertred mis à part, à être informée de ce projet, et s’il s’était esquivé comme un voleur, c’était histoire d’en informer un tiers. Le vieux, le jeune ? Aucune importance. Le plus drôle était que lui, Bertred, avait mis si longtemps à comprendre. La solution s’était présentée quand il aperçut la vieille demi-porte de la maison où l’on tenait naguère les comptes, dans l’après-dînée, fermée à double tour de l’extérieur et certainement cadenassée de l’intérieur. Là, il avait eu l’illumination. S’il avait attendu patiemment, dissimulé par les arbres, jusqu’au crépuscule, guettant celui qui se montrerait au guichet du mur de la ville et où il se rendrait avec son panier d’osier, c’était à titre d’ultime vérification, pour s’assurer de ce qu’il savait déjà.
Pesant contre son flanc, dans la grande poche cousue à l’intérieur de sa veste, se trouvaient un long ciseau à froid et un marteau, mais il fallait éviter autant que possible de se montrer bruyant. Il lui suffirait de déloger la barre extérieure de son support sur la demi-porte, mais il supposait que le volet avait été cloué à son cadre. L’année précédente, des voleurs s’étaient emparés d’une balle de toisons en passant par cette ouverture et, comme la pièce pour la comptabilité était déjà tombée en désuétude, le vieux William Hynde avait donné ordre qu’on barricadât la fenêtre pour éviter que la mésaventure ne se renouvelle. Cela aussi le shérif l’ignorait.
Bertred descendit doucement le long de la prairie sur l’arrière de l’entrepôt, le vent léger lui frôlait le visage. A présent, les choses se dessinaient nettement dans la pénombre. La silhouette trapue du bâtiment se dressait entre les ateliers de Godfrey Fuller et lui. Le fleuve se reflétait à quelque distance à sa gauche et à deux fois sa hauteur le carré de la demi-porte condamnée se dressait devant lui, à peine visible, même pour ses yeux de chat.
L’escalade ne présentait pas de difficulté, il avait vérifié. La bâtisse était ancienne et comme le mur du fond s’adossait à la pente, la base de la cloison de planches verticales avait souffert de l’humidité, voire pourri au fil des ans. Le vieux Hynde, pour qui un sou était un sou, l’avait renforcée avec des pièces de bois fixées horizontalement au-dessus du rebord massif de la fenêtre qui offraient des prises aux pieds, assez hautes pour lui permettre de s’agripper à la poutre mal équarrie sous la demi-porte, qui était juste assez large pour qu’il s’y tienne sans risque tout en écoutant aux volets.
Il commença précautionneusement à monter, empoignant fermement la barre qui condamnait le panneau, pressant une cuisse contre la pièce de bois. Avant de retenir son souffle, méfiant, il aspira à fond, car il venait de se rendre compte de quelque chose de bizarre et d’inattendu. Les volets joignaient bien mais pas parfaitement. Au centre, sur une longueur de main environ, là où les deux battants se touchaient il y avait un rai de lumière, trop mince pour qu’on pût voir à l’intérieur, tel un trait doré de pinceau. Après tout, ça n’était peut-être pas si curieux. Qui sait si on n’avait pas eu la décence de laisser à la prisonnière une lampe ou une bougie dans sa geôle ? C’était sûrement payant de lui donner satisfaction, dans la mesure du possible, sur des points de détail, tout en s’efforçant de briser sa résistance. Il n’aurait recours à la force que si tout le reste échouait, mais deux jours sans résultat, cela prenait furieusement des allures d’échec.
Le ciseau que Bertred avait dans sa veste lui rentrait douloureusement dans les côtes. Il plongea la main dans sa poche d’un geste mesuré, sortit ses outils qu’il disposa à portée de main de façon à pouvoir se rapprocher un peu de ce ruban lumineux, puis il appuya son oreille à la fente.
Il sursauta soudain si violemment qu’il faillit dégringoler de son perchoir. En effet une voix s’élevait du dedans, ferme et claire, toute proche :
— Non je ne changerai pas d’avis. Vous auriez dû le savoir. Maintenant, vous m’avez sur les bras. Puisque vous m’avez amenée ici, débrouillez-vous pour m’en sortir.
La réponse venait de plus loin, peut-être de l’autre côté de la salle ; elle marquait une capitulation sans espoir. Les mots étaient difficiles à distinguer mais l’intonation indiquait la veulerie, le désespoir, une supplication abjecte. C’était un homme qui parlait mais Bertred était incapable de le reconnaître. Était-il jeune, vieux, maître, serviteur ? Mystère.
Quant à son plan, il était à l’eau. Au mieux, il devrait attendre, et si ça durait trop, la lune se lèverait, augmentant les risques. En tout cas, il ne s’était pas trompé. Judith se trouvait bien là, mais le moment était mal choisi : son geôlier était avec elle.